Mémento, vibrato, tempo

 

Tel un mémento inscrit sur un carnet de voyage, des stigmates de vie sont expulsés en une confession picturale. Miroir de la mémoire livrant des souvenirs épurés faits d’énergies fondamentales.

Tel le vibrato produit par un saxophoniste de jazz, ces résurgences lumineuses et chromatiques palpitent, frémissent et ébranlent l’esprit et le corps. Puissance d’une rhapsodie visuelle émettant des vibrations internes.

Tel le tempo des mots, le rythme d’une prose, ces réminiscences graphiques de motifs, de textures, de formes et de silhouettes s’agencent, se juxtaposent, se heurtent ou s’enchevêtrent dans l’espace. Cadence d’une allocution optique créant un dialogue poétique.

L’œuvre de Chantal Spender est empreint de nomadisme, vagabondant entre deux points de l’expression artistique pour s’abreuver tantôt à la source de l’abstrait, tantôt à celle du figuratif. La plasticienne fait fi de toutes les frontières entamant un périple stylistiquement libre. A tous ceux nécessiteux de cloisonner les êtres dans le cliché de stéréotypes bien lissés, fuyez ! A tous ceux désireux d’enfermer les choses dans la banalité de boîtes bien classées, partez ! Car d’une toile à l’autre, vous allez être décontenancé, désorienté, désarçonné par cette aventurière artistique à la sensibilité plurielle, aux regards multiples usant de trois langues différentes pour nommer ses tableaux, employant des outils et des matériaux éclectiques, s’exprimant sur des sujets hétéroclites.

La peinture à l’huile appliquée au pinceau, au couteau, à la brosse, au chiffon ou encore avec les doigts reste le médium de prédilection qui se voit jumelé dans certaines toiles avec du crayon, des collages de papiers ou de tissus. On retrouve une pléthore d’écritures plastiques que se soit d’un tableau à l’autre ou dans une même œuvre. Le geste peut s’avérer vif et spontané comme prémédité, les compositions usent aussi bien de l’agencement de formes géométriques que de formes libres, de grands aplats de couleurs homogènes côtoient des espaces fait d’une multiplicité de motifs, de graphies et de textures, des lignes graphiques nettes et l’opacité d’empâtements viennent contrebalancer des contours vaporeux et des transparences de matières. L’aléatoire et le construit se répondent tout comme le fond et les formes.

Couleurs pures et saturées de lumière ou couleurs insaturées et gamme de gris colorés font constamment vibrer l’œil par les jeux de contrastes de quantité, de clair et d’obscur, de chauds et de froids, de complémentaires. Certaines toiles explosent littéralement en mosaïques colorées, d’autres plus sobres préfèrent la douceur des camaïeux ou une palette très réduite de deux ou trois teintes, quelques compositions explorent uniquement le noir, le gris et le blanc.

Des œuvres, parmi lesquelles « Ulysse » et « Soprano »,  font écho à l’expressionnisme abstrait de Mark Rothko par la beauté insaisissable de ces larges blocs de couleurs aux contours flous, nimbés de lumières et de vapeurs. Les sujets empreints à la mythologie grecque ainsi que l’usage du crayon associé aux mots et à une gestualité vive n’est pas sans rappeler le travail de Cy Twombly notamment avec « Un autre monde ». Des paysages tels que « Sweet Home » et « Aurore boréale au pays des Lapons » traduisent une convergence de l’abstraction vers le réel et la simplification des rythmes simples de la nature en l’expression de valeurs chromatiques comme le faisait Nicolas de Staël. L’introduction d’éléments figuratifs, que se soient des objets réels ou des motifs graphiques, à travers des compositions abstraites comme « 17h » et « Un peu, beaucoup » ainsi que les tableaux fait de quadrillages et de trames à la facture constructiviste dont « Composition à Phi 2 » et « Mastermind » font définitivement appel aux œuvres de Paul Klee. Et puis, il y a « Le chat » au clin d’œil sympathique, affublé d’un costume cravate, à la fois énigmatique et humoristique, sortant tout droit d’un réalisme magique à la Lukas Kandl. Sans oublier cette série de toiles aux silhouettes mystérieuses qui émergent sous une pluie de matière fluide et ruisselante évoquant une narration aux milles possibilités et aux dénouements infinis.

« Je suis un abstrait avec des souvenirs » confiait Paul Klee pour tenter d’expliquer son art oscillant entre abstraction et figuration. C’est également le souvenir, « les traces émotionnelles » d’une mémoire visuelle, auditive et sensorielle qui guide l’art de Chantal Spender. Le spectateur est alors confronté à un étonnement perpétuel face à un style mouvant qui démontre une grande maîtrise de la couleur et de ses contrastes, de cette tension picturale inhérente à l’agencement des formes dans l’espace, aux masses lumineuses ou sombres, de cette force de la matière et de ces effets accidentés subtilement exploités, de la justesse du dessin et de cette capacité à réduire à l’essentiel l’émotion d’un moment, le point de vue de sa propre sensibilité, la vision globale et singulière d’une artiste visiblement à l’aise dans toutes les composantes plastiques d’une composition.

Trois mots suffisent à caractériser son œuvre : Mémento, Vibrato, Tempo.

Sarah Noteman, critique d’art, Mai 2017